Docteur Thibault Puszkarek - Blog
Blog 
De la relativité de la normalité
Publié le 29/03/2013
Urgences gynécologiques. 14h. Je suis en pleine consultation lorsqu'une sage-femme fait irruption :
- J'ai eu le SAMU au téléphone. Ils vont t'amener une patiente avec des métrorragies abondantes, probablement une fausse couche. Elle a 27 ans. C'est une croate qui ne parle pas un mot de français. Son haleine est fortement alcoolisée et elle est hyper agressive. D'ailleurs ils nous conseillent de sortir le matériel de contention.
Je prépare avec elle le box dans lequel nous pourrons l'accueillir et retourne à ma consultation, prévenant ma patiente que l'on risque d'être interrompu assez longtemps.
Effectivement, le SMUR arrive à peine 5 minutes plus tard. Quelques transmissions de l'urgentiste m'apprennent que ma patiente croate s'appelle Ana, qu'elle est SDF, et qu'elle était tellement agitée qu'ils n'ont pas pu lui poser de voie veineuse. Bon. Là elle comate à fond les ballons et je ne sais pas si c'est bon signe.
Après son installation dans le box et le départ du SMUR, nous sommes 5 : moi (interne en premier semestre de médecine générale), 2 sages-femmes et 1 aide-soignante. On s'atèle à libérer Ana de ses vêtements puants et à lui enfiler une blouse. Je remarque qu'elle n'a de vêtements que sur la moitié supérieure du corps, qu'elle est couverte d'hématomes et ecchymoses d'allure ancienne, que ses saignements gynécologiques sont bel et bien actifs et qu'en plus d'avoir une haleine alcoolisée, son état dentaire est désastreux. Joie.
Ceci fait, on lui prend les constantes :
- Tension artérielle 7/4. Aïe. Une voie veineuse aurait été appréciée
- Fréquence cardiaque 120 battements par minute
- Saturation en oxygène en air ambiant 93%
- Température corporelle 34.2°C
- Glycémie capillaire normale
- Et enfin hémocue 13.2
C'est la première fois que je me retrouver à gérer seule une situation pareille, mais on attend de moi que je dirige les opérations. On dégaine le masque à oxygène pour faire remonter la saturation, on lui lève les jambes au maximum pour la tension. Pendant ce temps j'appelle mon chef et j'essaye de lui faire comprendre qu'il faut qu'il arrive en quatrième vitesse. En attendant je demande à ce qu'on pose enfin une voie veineuse à Ana.
Et c'est là que ça se gâte. Ana se réveille, n'ayant pas tellement apprécié le contact du garrot. Mais pas le genre de réveil gracieux comme dans les pubs de crème anti-âge. Non non. Davantage genre
L'Exorciste. Notre Ana gentiment comateuse devient furieusement hystérique, frappant à tout va, crachant partout et hurlant à travers le bloc obstétrical, ce qui ne devait pas être des plus rassurants pour les patientes en travail. A trois, on parvient à l'immobiliser suffisamment pour que la voie puisse être posée. On prélève alors du sang pour le labo, on renforce la voie veineuse et on rempli allégrement Ana. Une des sages-femmes quitte le box à la recherche d'une traductrice, afin qu'on puisse apaiser Ana et qu'on en sache davantage sur ce qu'il s'est passé.
Mais Ana continue de se déchaîner et je constate que l'espérance de vie de la voie veineuse s'en voit considérablement réduite. Je maintiens un bras comme je peux, avec une crainte énorme de me faire mordre et de me retrouver avec un abcès incurable avec plein d'archéobactéries dedans. Je me dis qu'il est plus que temps que l'on sédate Ana et, sur les conseils de l'anesthésiste, on la scope et lui administre de l'Hypnovel. Son effet est rapide et Ana ne tarde pas à s'endormir.
Et, devinez quoi, c'est à ce moment qu'une secrétaire arrive pour se proposer de faire l'interprète. Si, si, je vous assure. Je lui explique rapidement la situation et obtiens son numéro de téléphone pour pouvoir la rappeler une fois Ana revenue parmi nous.
Mon chef arrive peu de temps après. Toucher vaginal peu informatif. Echographie abdominale puis endovaginale pas davantage. Endomètre même pas épaissi alors que je pensais depuis le début qu'il s'agissait d'une fausse couche hémorragique. Il faut la pousser au bloc pour un curetage endo-utérin.
Contre toute attente, c'est le moment que choisit le conjoint d'Ana pour se manifester. Avec l'aide de la secrétaire, j'apprends qu'Ana a beaucoup bu hier soir mais qu'elle n'a rien ingéré depuis. Qu'elle n'a pas d'allergies connues. Qu'elle a déjà été opérée de l'appendicite sans complications. Et que cette hémorragie est survenue au cours d'un rapport sexuel "normal". Il est en pleurs et j'essaye de le rassurer autant que possible.
J'en retourne à mes consultations aux urgences. Cinq patientes m'attendent à présent. Je vérifie entre deux consultations les résultats biologiques d’Ana : hémoglobine 12, coagulation normale, fonction rénale normale, de même que l'ionogramme et le bilan hépatique. Alcoolémie... 4.87 g/L (quand même !) et recherche de toxiques négative. Et surtout ß-HCG négatifs.
Ce n'est donc définitivement pas une fausse couche hémorragique. En fait, si je n'avais pas autant eu la tête dans le guidon j'aurais, comme vous, trouvé le diagnostic bien plus tôt. Mais c'est mon chef qui me l'apporte en sortant du bloc : plaie vaginale de 8 centimètres.
[ |  |
Ajouter un commentaire |
] |
|
[ |
 |
aucun commentaire |
] |
Pas Mis Zéro
Publié le 24/11/2012
Je commence mon internat par 3 mois de gynécologie-obstétrique parce que c'est la discipline dans laquelle je me sens le moins à l'aise.
Je veux savoir examiner correctement mes patientes, faire des frottis, des palpations mammaires, m'occuper des contraceptions, suivre les grossesses...
Alors autant combler mes principales lacunes d'emblée.
Et pour cela, je vais beaucoup en consultations.
C'est comme cela que j'ai fait ta connaissance.
J'annonce ton nom dans la salle d'attente et on commence l'entretien, le temps que mon chef nous rejoigne.
Tu as 29 ans, deux enfants, aucun antécédent médical ou chirurgical particulier.
Tu es sortie de l'hôpital une semaine plus tôt, où tu as eu une salpingectomie droite pour une grossesse extra-utérine.
Tu me tends tes contrôles biologiques, raison de ta venue.
B-HCG dosés à 17000 la veille, et en augmentation constante.
Comment est-ce possible que cette hormone, issue de l'embryon, continue à augmenter alors qu'on vient justement de te le retirer ?
En fait, c'est surtout que je n'ose pas comprendre.
Mais deux choses vont malheureusement confirmer mes doutes :
- Mon regard glisse sur les observations médicales antérieures où je lis "douleurs fosse iliaque gauche", "image tubaire gauche", "gauche", "
gauche" alors que le compte rendu opératoire est sans équivoque : "salpingectomie
droite"
- Le compte rendu anapath que tu me tends ne retrouve
aucune cellule embryonnaire dans la trompe utérine retirée
Je bous intérieurement.
Mais c'est pas possible... Pas dans la vraie vie, au 21ème siècle !
Mon chef entre.
Je résume les faits le plus formellement possible.
Il est soucieux mais ne dit trop rien.
L'échographie balaye mes derniers doutes en retrouvant une volumineuse image dans ta trompe gauche.
Il t'explique alors que tu vas devoir rester hospitalisée pour qu'on te fasse une coelioscopie le lendemain, avec le risque de devoir te retirer l'autre trompe.
Et c'est seulement pendant qu'il te l'annonce que je remarque ton sac à roulettes.
Tu avais déjà tout compris avant même de venir, et pris tes affaires en vue d'une nouvelle hospitalisation.
Cela explique le sang froid dont tu fait preuve face à cette annonce : tu es résignée, prête à y retourner.
Je m'attendais à une réaction bien plus démonstrative, davantage comme celle de mari, tout à la fois sidéré, révolté et dans l'incompréhension la plus totale.
Tu es donc restée et tu as été réopérée le lendemain.
Salpingectomie
gauche.
A 29 ans tu ne pourras donc plus avoir d'enfants sans passer par la procréation médicalement assistée.
Bref. Je suis interne en médecine générale.
Publié le 02/11/2012
Il faut que vous sachiez que, si je suis entré en médecine, c'est pour faire de la médecine générale en milieu rural.
Point barre.
Mon cabinet, tranquille, à une petite échelle, et laissez-moi tranquille.
C'était limpide au départ.
Mais beaucoup d'éléments m'ont fait douter au cours de mes études.
D'abord, et j'ai un peu honte de l'admettre, le dénigrement de cette spécialité par mes professeurs et un grand nombre de praticiens hospitaliers.
Vous me répondrez "Et alors ? C'est pour tes patients que tu bosses !".
Certes oui !
Mais on a du mal à prendre du recul à 19-20 ans quand, après avoir passé le barrage de la première année, nos seuls contacts avec notre futur métier ne se font qu'au CHU, au travers de ces personnes.
Inutile de dire que j'ai vite appris à ne pas répondre "généraliste" lorsqu'on on me demandait ce que je voudrais faire quand je serai grand.
Pour nombre d'entre eux, c'était synonyme d'un manque total d'ambition et de capacités intellectuelles.
Alors on commence par se renfrogner puis, à force, par douter.
Pourquoi diable s'engager vers une spécialité si rabaissée ?
Pourquoi gâcher tous nos efforts ?
Heureusement est vite arrivé l'externat et, avec lui, la possibilité de choisir mes terrains de stage.
J'ai alors découvert dans les hôpitaux
périphériques un univers dans lequel je me sentais beaucoup plus à l'aise.
Ambiance bien moins délétère, dimensions plus humaines, rapports avec les aînés plus amicaux, et beaucoup plus de pratique ne consistant pas uniquement à tenir les murs ou ranger des bilans (je caricature un chouïa).
Ces stages m'ont permis de m'affirmer et d'apprendre à agir par moi-même.
Ouf !
Et là, les avis sur la médecine générale étaient plus partagés.
Evidemment rien n'est tout blanc ou tout noir, mais il n'était pas rare qu'on me réponde "C'est une belle spécialité", ou "Le choix du courage", etc.
Heureusement, parce que j'aurais forcément fini par laisser tomber.
(Je suis quand même volontairement retourné au CHU pour quatre des douze stages de mon externat.
Son côté rigoureux et très théorique complète l'aspect davantage pratique de la périphérie, aidant à bien se préparer à l'ECN et à adopter une réflexion plus carrée.
Donc je ne crache pas dessus, mais je suis bien content de ne pas y avoir passé l'essentiel de mon temps.)
Finalement, en D3, c'est la chirurgie viscérale qui m'a surtout fait hésiter.
Deux choix radicalement opposés.
Je pense que l'attrait de la chirurgie me venait essentiellement de ces stages où je pouvais VRAIMENT soigner, avoir un impact direct sur le patient, quasi instantané.
Eprouver ce sentiment inestimable d'utilité.
Avoir participé activement et avec mes petites mains à la guérison d'un patient.
Une situation comparable à celle des services d'urgences/réanimation, avec cette dimension magique du soin immédiat.
C'est bien loin du train-train quotidien des services de médecine où :
- l'externe va voir l'entrée (le patient qui vient d'arriver)
- rédige une observation de sa plus belle écriture
- fait son rapport à l'interne avec qui il retourne voir le patient
- puis l'interne en parle au chef de clinique/à un praticien hospitalier pour que le trio aille voir le patient une troisième fois.
Ce qui fait que deux entrées occupent l'externe toute l'après-midi.
L'horreur, quoi.
Plusieurs choses m'ont aidé à rebrousser chemin et à me retourner vers la médecine générale :
- Le mode de vie et d'exercice que j'avais toujours envisagé, libre, autonome, sans hierarchie
- Toutes les disciplines m'intéressaient, et je ne me voyais pas me limiter à une seule
- Le risque de m'ennuyer intellectuellement dans une autre spécialité, avec des pathologies moins variées ; même si le corrolaire est que j'ai longtemps eu peur d'être un mauvais généraliste, justement parce que toutes les disciplines se mélangent
- La volonté de me placer en première ligne, en soins primaires, afin de pouvoir soigner mes patients en prenant un maximum de choses en compte
-
La Maladie de Sachs, écrite par Martin Winckler
- L'option
Médecine Générale que j'ai suivie à la fac, brisant beaucoup de mes préjugés
- Les blogs et messages des externes/internes/docs que je suis sur Twitter (je crois que j'en ferai un billet, tant cela a compté)
- L'attitude de mon jury lors de l'oral du CSCT, devant lequel j'avais particulièrement brillé durant 10 minutes, il faut bien le dire, et auquel je répondais "médecine générale" à leur toute dernière question : un petite surprise initiale puis de nombreux voeux de réussite qui, je pense, n'étaient pas feints
- Entre la fin des ECN et le jour du choix final, de nombreuses autres lectures parmi lesquelles
Juste après dresseuse d'ours (Jaddo),
Loin des villes, proche des gens (Dr Borée) ainsi que d'autres livres de Winkler
- Et, finalement, mon poste de Faisant Fonction d'Interne m'a permis de découvrir que les rapports humains occupaient une place centrale dans l'idée que je me faisais de mon futur métier, et que les résultats médicaux pouvaient parfois être aussi radicaux que ceux portés par un bistouri.
Bref. Je suis interne en médecine générale.